Le réveille-matin sonne. Le petit écran électronique affiche en grands chiffres rouges 8 heures. L'alarme stridente finit par éveiller l'occupant des lieux qui étire paresseusement un bras pour presser le grand bouton gris de l'appareil. L'alarme cesse.
Samuel se retourne dans son lit. Il se lève habituellement à cette heure. Mais aujourd'hui, ce pourrait être différent. Car aujourd'hui, c’est un jour où les gens normaux font la grâce mâtinée. À quelques mètres, un système se met en branle. Son démarrage automatique est prévu tous les jours à l'heure du réveil. L'installation électronique s'éveille et s'éclaire. L'un des appareils commence à émettre doucement un son.
Cela grésille. Puis on entend une musique mal enregistrée d'allure ancienne. Une voix féminine s'ajoute au portrait chantant : « C'est aujourd'hui dimanche... » Cela finit d'éveiller Samuel qui repousse ses couvertures en tout en passant un pied en dehors du lit révélant ainsi son corps entièrement nu à un public électronique. « ...tiens ma jolie maman... »
Samuel se redresse et s'assoit au bord de son lit, ce qui eut pour effet d'accentuer son début de bedon fort mignon, mais très peu élégant aux yeux des gens de ce monde. « ...voici des roses blanches... » Il dort nu parce qu'il vit seul, mais avant de se coucher, il prend toujours soin de tirer tous les rideaux de son petit appartement. Ainsi, il y a peu de lumière dans la pièce malgré les écrans allumés. « ...toi qui les aimes tant... »
Il se lève, s'étire et se gratte un peu partout. Il aime être nu dans la solitude et la pénombre de son petit appartement. Mais sans plus. Il n'oserait jamais s'il ne savait pas tous les rideaux méticuleusement fermés. « C'est aujourd'hui dimanche... »
— Oui. Je dois y aller.
Résolu, il se dirige vers la salle de bain. Mais il s'arrête devant un grand miroir et s'y contemple un peu. À trente ans, Samuel n'est pas très musclé. Il ne l'a jamais été d'ailleurs. Il ne se trouve pas bien viril non plus. Mais il oubliait qu'il s'en fou. N'est-ce pas ainsi qu'il a été élevé ? « Ne t'occupe jamais de ce que les autres pensent », lui disait sa mère. Toujours devant le miroir, Samuel lève ses bras, rentre un peu le bedon et replie ses avant-bras dans une posture héroïque, mais c'est peine perdue. Parfois il envie ces hommes qu'il croise sur la rue ou dans le métro. Ces hommes qui ont la chance de posséder un corps bien plus masculin ou mieux bâti. Puis, cela lui passe. Il n'y peut rien s'il a hérité des traits physiologiques de sa mère au lieu de ceux de son père.
Le plancher de la minuscule salle de bain de son petit un et demie de banlieue est froid, comme chaque matin. Parfois Samuel pense qu'il devrait se munir de pantoufles au sortir du lit. Mais il ne le fait jamais. De toute façon, il n'en possède qu'une paire que sa mère lui a tricoté il y a plusieurs années. Non seulement elles sont d'une couleur affreuse, mais elles sont aussi trop petites. Samuel n'en fut pas surpris lorsqu'il les essaya. Sa mère a toujours eu du mal à le voir grandir et devenir un homme.
Mais est-il vraiment un homme ? Tout en entrant dans le bain et en tirant le rideau de douche, Samuel s'interroge. Il lui suffit de baisser les yeux pour être rassuré sur son appartenance au genre masculin, même si comme attribut sexuel, il a déjà vu mieux. Toutefois, Samuel a bien peu en commun avec la majorité des hommes. Il n'a pas de voiture, il ne s'intéresse pas au hockey et, bien malgré lui, assez peu aux femmes. Quoique d'un autre point de vue, ce pourrait être elles qui ne s'intéressent pas à lui.
Depuis déjà un moment, l'eau lui tombe dessus en une fine pluie artificielle et chaude. Comme chaque matin, Samuel s'applique négligemment du savon çà et là tout en rêvant d'une vie meilleure dans un monde meilleur. Parfois il s'imagine avec femme et enfants dans un petit bungalow comme celui où il habitait avec ses parents, mais en plus moderne. D'autres fois, il s'imagine en riche célibataire vivant des soirées folles en bonne compagnie; restos chics, limousine, soirée arrosée dans une luxueuse chambre d'hôtel. Il reste parfois un moment sous l'eau chaude avant de fermer les robinets et d'attraper une serviette sous l'évier.
Une fois sec, Samuel retourne dans la pièce principale de son logis. Il ne s'habille pas, pas encore. Il remonte les couvertures de son lit puis s'y installe nu, les bras derrière la tête. Il réfléchit. Il planifie. Agir sans réfléchir lui est impossible. Dans sa tête, il fait d'avance son trajet de la journée, évaluant les possibilités et choisissant la meilleure réaction qu'il puisse avoir face aux potentiels imprévus qu'il risque de rencontrer. Dans la vie, il y a toujours des imprévus. Y être bien préparé est un réel avantage.
Une fois satisfait, Samuel se lève, s'approche des appareils électroniques auxquels il ordonne de s'éteindre. Ensuite, il ramasse une pile de vêtements qu'il a préparés la veille puis il revient vers le lit. Sans presse, il s'habille. Il enfile bas, petite culotte, pantalon, teeshirt et chemise. Un instant il admire le résultat dans le miroir. Puis il se dirige vers la sortie. Près de la porte, tout est prêt. Sa besace contenant clés et portefeuille, son sac à dos contenant tout ce qu'il pourrait avoir besoin. Sur le portemanteau, Samuel choisit un vêtement supplémentaire qu'il juge approprié à la saison, mais il ne l'enfile pas encore.
Il débarre la lourde porte, il sort, referme la porte immédiatement, sans bruit. Il sort ses clés et rebarre la porte de son petit appartement situé dans un immeuble plutôt mal entretenu où résident toutes sortes de gens, tous plutôt pauvres. Lorsque Samuel se compare à certains d'entre eux, il se trouve tout de même chanceux.
Dehors, l'air est frais, comme presque tous les matins. Mais Samuel sait qu'un peu d'ombre sera bienvenue vers le milieu de la journée. Il enfile tout de même son survêtement, mais sans remonter la fermeture éclair. Il ramasse son sac à dos puis il se met en route d'un pas lent, mais décidé.
Contrairement aux matins de semaine, il ne croise personne avant d'arriver au boulevard, deux rues plus au nord. Samuel n'aime pas emprunter les grandes rues. Mais le dimanche matin la circulation est réduite et le bruit est moindre. L'air y est aussi un peu plus respirable qu'à l'ordinaire, mais si peu. Un autre jour, Samuel ferait un détour. Mais aujourd'hui, il s'oblige à passer par là, pour aller plus vite. Ce n'est pas qu'il soit pressé. Mais il a besoin de visiter un petit commerce, plus loin sur le boulevard, avant de continuer vers l'Est.
À suivre...